DE L'ERRANCE AU ROAD MOVIE DANS L'UVRE
DE JIM JARMUSCH
par Stéphane BENAÏM
2.2 Les lieux traversés et "l'espace quelconque"
2.2.1 Les lieux traversés
De l'errance au road movie, le monde extérieur semble
sans vie ou hostile. L'absence de l'homme plonge le personnage errant dans un
isolement profond. En quête d'un bonheur illusoire, le vagabond se déplace
d'un lieu à un autre. Cette mobilité ne marque pourtant aucune
progression ou évolution de sa situation. Tous les endroits se ressemblent.
Une fois à Cleveland, Eddie dit à son ami : "C'est bizarre,
tu arrives dans un lieu nouveau, et tout est pareil." L'errance semble
alors inutile puisqu'elle apparaît comme un aller-retour. Elle reconduit
inévitablement au point de départ. En voulant fuir la monotonie,
l'individu errant plonge dans un cycle sans fin. La fuite dans les Bayous de
Louisiane, dans le film "Down by Law" apparaît dans ce sens
comme une métaphore de ce qu'est l'errance. Les trois évadés
courent dans un milieu hostile et les marécages deviennent une nouvelle
prison. L'eau trouble s'étend à perte de vue.
"Ne sommes-nous pas passés par ici ?" s'écrie l'un d'eux.
De la ville à la campagne, la grisaille, les espaces déserts et
la monotonie deviennent omniprésents dans le cinéma de l'errance.
Les notions d'espace et de mobilité introduisent des différences
fondamentales entre le film sur l'errance et le road movie. Lorsque le héros
s'arrache à l'emprise d'un lieu pour essayer d'en découvrir un
autre, le road movie se révèle. Dans des films tels que "The
Hustler" de Robert Rossen ou encore "Fat City" de John Huston,
les individus n'ont pas réussi à échapper aux tentacules
de la ville. Dans ces exemples, le terme de circularité prend son véritable
sens grâce à l'unité de lieu.. L'errance s'effectue dans
un même endroit, d'un café à une chambre, d'un bar à
une salle de billard. La route n'existe pas. Il n'est pas question de partir.
A l'inverse, avec le personnage errant du road movie, s'inscrit la notion de
déplacement perpétuel. Le road-movie développe une culture
nomade. Le héros n'a pas d'attache, de lieu fixe, et se trouve en continuelle
situation de mobilité. Dans cette configuration, les hôtels et
les motels tiennent une place prépondérante puisqu'ils symbolisent
le contraire du foyer. L'individu errant suit un même trajet, poussé
par une motivation commune, fuir l'ennui. Les errances des trois sketches de
"Mystery Train" conduisent aux mêmes lieux. Sans se connaître,
les protagonistes suivent un parcours identique dans la ville de Memphis, traversant
les mêmes rues désertes pour aboutir dans le même hôtel.
Jarmusch est à la recherche du plan vide, du "plan déshabité"
. Ce vide de l'espace permet d'accéder au non-figuratif. Voici ce qu'écrit
G. Deleuze à propos de la construction de l'espace : "Une autre
[influence], plus intérieure, venait d'une crise de l'image-action :
les personnages se trouvaient de moins en moins dans des situations sensori-motrices
"motivantes", mais plutôt dans un état de promenade,
de balade ou d'errance qui définissait des situations optiques et sonores
pures. L'image-action tendait alors à éclater, tandis que les
lieux déterminés s'estompaient, laissant monter des espaces quelconques
où se développaient les aspects modernes de peur, de détachement,
mais aussi de fraîcheur, de vitesse extrême et d'attente interminable."
La disparition des lieux déterminés et la prolifération
d'espaces déserts quelconques permettent d'éliminer les repères
et de justifier l'absence de l'homme. L'espace (vide) est déterminé
par le cadre, et le hors-champ n'existe pas. Pour (con)fondre le personnage
dans le décor, le cinéma de Jarmusch ne comprend pas de gros plans.
Le réalisateur ne cherche pas à traduire les affects avec des
visages. Il place les corps dans un espace vide et ce néant traduit l'intériorité
de l'individu. Le personnage évolue dans un "espace quelconque"
. Il ne s'agit pas d'un lieu abstrait, mais d'un lieu capable de remplacer d'une
autre manière ce que pourrait exprimer un visage à l'aide d'un
gros plan. Entre la caméra et le personnage, le vide.
Le corps semble minuscule dans cet espace désert qui tente de le happer.
Comme dans les peintures de Hopper, l'homme paraît ridiculement petit
à côté de la nature ou de la ville. Il est noyé dans
un espace qui semble mort. Le cadre se structure comme un tableau, et les éléments
naturels construisent les limites du champ. Les pylônes télégraphiques,
les barrières, les arbres, les murs, les escaliers, les voies ferrées
constituent un ensemble d' "objets" qui ordonnent l'image. Ces paysages
portent la marque de l'homme, mais celui-ci a déserté cet espace.
C'est le cas de cette petite cabane abandonnée qui sert de refuge aux
évadés de "Down by Law". Perdue dans une nature abondante
et hostile, elle se dresse là, signe d'une civilisation disparue. Tout
comme "les représentations de maisons, de paysages et de paysages
urbains sont placés chez Hopper sous le signe des conditions de vie humaine"
, les images de Jarmusch traduisent l'état d'esprit de l' individu. Le
second signe de civilisation que les évadés rencontrent lors de
leur fuite est une maison totalement isolée qu'aucune route ne relie.
Perdue au beau milieu d'une forêt, cette demeure ressemble à celle
peinte par Hopper en 1944, toile intitulée "Solitude". Les
arbres que l'on retrouve aussi bien dans le film que dans le tableau coupent
l'habitation de la civilisation symbolisée par la route. Par leur forte
présence, les paysages urbains et la nature tendent à assimiler
l'être humain, le corps est aspiré par cet ensemble. Certains éléments
deviennent des constantes incontournables. Les stations essence, les motels,
les gares, les bars, les espaces vides permettent d'accéder à
l'errance car ils font partie d'une topographie propre à ce genre. Lorsque
Aloysius Parker déambule dans les rues, il n'est plus cet individu errant,
il fait partie intégrante des murs qu'il rase. Il se fond dans le trottoir.
Dans la dernière séquence du film, les structures métalliques
du paquebot et le corps ne forment plus qu'un ensemble unique.
Le désir de filmer un ensemble, et non pas un visage, met en évidence
la crise de "l'image-affection" dans le cinéma de Jarmusch.
|