DE L'ERRANCE AU ROAD MOVIE DANS L'UVRE
DE JIM JARMUSCH
par Stéphane BENAÏM
1. 2 Un thème présent dans d'autres arts
La notion d'errance n'appartient pas uniquement au cinéma.
On la trouve présente dans d'autres formes artistiques comme la littérature
ou la peinture, sans oublier la photographie. Limitons nous aux images, et plus
précisément à l'iconographie américaine.
" Les Américains ont toujours eu le sentiment que la peinture doit
être intimement mêlée à la vie telle qu'elle est vécue
par la société dans son ensemble..." . Parmi les grands thèmes
de la peinture américaine, se retrouvent les scènes de genre et
les paysages urbains. Il faut attendre la crise des années trente avec
l'effondrement de la bourse en 1929 pour voir se confirmer cette tendance dans
la peinture. Les peintres les plus représentatifs de ce style se nomment
Hopper, Burchfield ou Wyeth. Leurs thèmes de prédilection sont
la "solitude et la désolation".
C'est dans cette optique d'un art "intimement mêlé à
la vie", proche de l'individu, que la peinture peut rejoindre la notion
d'errance.
A propos de "L'Ami américain" de W. Wenders, le réalisateur
écrira : "Pour ce film, notre modèle n'était plus
un photographe mais un peintre : Edward Hopper." Chez Hopper, l'espace
devient un grand lieu vide, sans vie.
Les personnages semblent figés, prisonniers du cadre. De la pleine campagne
à la ville, les champs et les rues se transforment en déserts
irréels. Où se trouve donc la vie ? Les intérieurs, le
plus souvent des chambres (apparemment des motels sordides) contribuent à
l'enfermement de l'individu. Le parallèle s'impose entre ces chambres-ci
et celles des films de Jarmusch. La chambre "glauque" et triste du
motel fait partie intégrante de la culture américaine et du road
movie. Le snack au bord de la route, le petit motel miteux, le café désert
appartiennent autant à l'univers du road movie qu'au peintre Hopper.
A l'instar des oeuvres du peintre, "les cinéastes de l'errance"
cherchent à mettre en valeur la banalité déprimante d'une
certaine réalité. Dans son travail, Hopper cherche à appréhender
la vie, c'est-à-dire, pour lui, le quotidien dérisoire.
"Il ne faut, en peinture, avoir aucun mépris pour le terme de "vie",
car celui-ci implique à lui seul tous les aspects de l'existence. La
province de l'art se doit de l'héberger, non de chercher à l'esquiver.
La peinture devra traiter plus pleinement et moins obliquement de la vie et
des phénomènes de la nature pour retrouver sa grandeur passée."
L'errance au cinéma apparaît comme une continuité de cette
citation. Hopper perçoit dans la société américaine
un penchant pour l'individualisme. "L'isolement en soi est le thème
premier de la peinture d'E. Hopper" .
Il est d'autant plus aisé de rapprocher Hopper du cinéma que le
travail de la lumière dans ses tableaux est très cinématographique.
Les jeux d'ombre et de lumière créent des contrastes forts dans
leur confrontation et évoquent les éclairages filmiques.
Dans un autre style, avec des couleurs plus sombres et une vision plus pessimiste,
Burchfield s'intéresse lui aussi à la solitude et aux espaces
déserts. Les rues et les gares, les villes et les maisons revêtent
un aspect plus menaçant et inquiétant. C'est ce côté
inquiétant de la ville que l'on retrouve dans des films tels que "Paris-Texas"
ou "Radio On", des road movies exemplaires. Chez Burchfield, comme
dans les deux films cités auparavant, l'environnement devient plus qu'
hostile ou dangereux. Il porte en lui la mort, une attraction vers l'obscur.
D'autres peintres se rattachent à cette tendance, Reginald Marsh, Raphaël
Soyer, Isabel Bishop et Ben Shahn. Ils appartiennent à l' "Ecole
de la poubelle", et "montrent des employés fatigués,
des scènes de rues, des clochards..."
A l'inverse de la peinture française, la peinture américaine n'a
pas une longue histoire. Il convient alors de souligner que cette peinture est
née dans le même temps que la photographie, et que ses sources
d'inspiration sont en grande partie photographiques.
Gilles Mora, spécialiste de la théorie de la photographie, distingue
plusieurs Amériques photographiques.
En voici les principales branches :
- l'Amérique photographiée dans l'esprit "documentaires américains".
Cette partie comprend les paysagistes du XIXème siècle jusqu'à
Walker Evans.
- l'Amérique photographiée par les étrangers et les Européens.
S'inscrivent ici les noms de Frank et de Cartier-Bresson.
Alors que les premiers privilégient le décor, les seconds s'attachent
aux individus. Dans sa préface de l'album de H. Cartier-Bresson, L'Amérique
furtivement, G. Mora nous explique que le photographe s'est efforcé de
se détacher du paysage pour s'arrêter sur l'homme :
"... il devait décider, une fois pour toutes, de rendre l'Amérique
européenne, et de la construire photographiquement autour des gens, de
leurs gestes, de la signification de ces gestes." Il semble pourtant difficile
de dissocier les deux ou de placer le décor au second plan. Effectivement,
ce qui frappe chez H. Cartier-Bresson, ce sont les attitudes des corps ou des
visages. Mais il ne faut pas négliger le contexte ou le lieu : L'Amérique.
Même si Bresson s'intéresse à ses personnages, il n'exclut
pas le décor qui permet de renforcer cette idée d'écrasement
de l'individu face à l'espace. Peut-on tirer de son contexte cette photographie
prise dans le Mississippi, où deux noirs mal habillés assis sur
une planche de bois, côtoient un homme blanc confortablement installé
sur un banc ? Peut-on négliger la démesure de l'architecture de
ces grandes villes américaines face à ces clochards couchés
sur des marches ?
Ces clichés mettent autant en évidence la misère sociale
que le drame humain représenté ici par ces êtres paumés
et seuls.
Lorsque l'on parcourt les clichés de Cartier-Bresson, les images d'individus
se succèdent.
Et pourtant, entre cette femme seule assise dans une voiture et ces gens debout
dans la rue ou le métro, un seul terme vient à notre esprit :
la solitude.
L'Amérique entretient une culture de l'errance. Gilles Mora, en racontant
son périple à travers les Etats-Unis devient lui-même un
voyageur, une sorte de vagabond, errant sur les routes, de ville en ville: "Aussi,
lorsque de Memphis, en milieu d'après-midi, je roulais vers Oxford (Mississippi),
je comptabilisai presque aussitôt les différences avec l'Amérique
d'en haut, quittée le matin même sous la pluie. Peu de voitures
ici, et presque toujours des grosses, vétustes, délabrées,
d'un jaune et vert de mouche à viande. Un camion me dépasse. J'ai
le temps d' apercevoir conducteur et passager, sales, hagards, pleins de folie
violente, de cette inculture dangereuse que la Nouvelle Angleterre a presque
réussi à gommer."
Transporté par les photographies de Cartier-Bresson, et envoûté
par le bitume américain, Mora transforme sa préface en carnet
de bord, établissant ainsi entre lui et les Etats-Unis une complicité.
Le voyageur traverse des états mais la notion de frontière n'existe
pas. Les seules barrières présentes sont celles que les individus
construisent, se fermant aux autres. La communication ne peut plus passer. C'est
pour cela que les personnages errants de Jarmusch ont tant de mal à s'ouvrir
aux autres et à communiquer entre eux.
Il y a une déconnexion entre les protagonistes et la réalité.
C'est ce même décalage que l'on perçoit lorsque l'on regarde
les photographies de Cartier-Bresson ou de Frank.
Dans les clichés de Frank, l'Amérique entière apparaît
marginale. Son album, Les Américains , nous présente un cortège
de marginaux.
La route, souvent présente, sert de liaison pour passer d'un lieu à
un autre.
Les chemins se ressemblent, les individus aussi, mais les images renvoyées
ne laissent pas indifférent. Le photographe dénonce une face cachée
de la société américaine. Celle des exclus, des marginaux
et des miséreux. Lors de sa publication en 1958, la presse américaine
critiqua le travail de R. Frank, jugé subversif et malsain.
L'Amérique ne se reconnaît pas dans ces images. Ce qui se présente
comme hors normes doit être caché ou éliminé. Les
motards rebelles d' "Easy Rider" font partie de cette Amérique
marginale que la majorité renie.
Ces individus dérangent et perturbent la bonne conscience. Ils renvoient
une image indésirable. Pour ces raisons ils doivent disparaître
ou rester à l'écart.
Les personnages errants demeurent incompris. Jack Kerouac, un des personnages
les plus représentatifs de la "beat" génération,
préfacera l'album de Frank et écrira ceci à propos de ces
images : "Routes insensées qui nous emmènent tout droit -routes
à la folie, routes de solitudes, qui vous jettent après le virage
à l'ouvert d'espaces jusqu'à l'horizon des neiges de Wasatch promises
dans la vision de l'Ouest, hauts épineux du bout du monde, nuits étoilées,
en bleu Pacifique -lunes bananes désossées en pente sur les fouillis
du ciel nocturne, tourments de grandes formations avec brumes..." . H.
Cartier-Bresson, G. Mora, J. Kerouac, R. Frank, W. Evans se sont imprégnés
des Etats-Unis en les traversant seul, au volant d'une voiture.
Ils se sont imprégnés de la route et ont démontré
par leurs photographies ou leurs écrits qu'il existait une "culture
de l'errance" en Amérique. La route était tracée pour
le cinéma et le road movie.
Le cinéma va cependant apporter l'élément fondamental à
l'errance, le mouvement.
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