DE L'ERRANCE AU ROAD MOVIE DANS L'UVRE
DE JIM JARMUSCH
par Stéphane BENAÏM
3.1 Le mouvement de caméra
3.1.1 Le travelling
Nous avons vu que le personnage errant est toujours en mouvement
ou fasciné par ce qui permet tout déplacement. Or, rien n'est
plus représentatif du cinéma que le mouvement ("cinématographe"
vient du grec kinema qui signifie mouvement). Dans le cinéma de l'errance,
et notamment chez Jarmusch, l'utilisation de la caméra en mouvement est
prépondérante pour traduire le déplacement et suivre le
marcheur. Avec le travelling, la caméra peut suivre le personnage dans
tous ses déplacements. Ce n'est pas un hasard si "travelling"
veut dire "voyage". Nous allons analyser l'utilisation de ce mouvement
d'appareil dans deux séquences précises.
La première est extraite de "Mystery Train".
Image fixe Nouveau plan image fixe
1 Sortie des personnages par la gauche 2 La rue vide, un mur délabré,
le trottoir
Début musique
Travelling latéral Travelling suite
3 Arrivée des personnages 4 Ralentissement puis arrêt du
début du mouvement mouvement d'appareil
Sortie des personnages
Image fixe
5 Le décor construit le cadre
1- La caméra est immobile. Les deux personnages au milieu
du cadre sortent par la gauche.
2- La caméra est fixe, arrêtée sur un décor vide.
3- Apparition des protagonistes. Ils viennent de la gauche et marchent le long
du trottoir. Une fois arrivés au milieu du cadre, la caméra commence
son mouvement latéral de la gauche vers la droite.
4- Le mouvement se poursuit dans le même sens, puis la caméra ralentit
son déplacement. Les personnages passent alors du milieu de l'écran
à la partie droite jusqu'à leur sortie du champ.
5- La caméra est à nouveau immobile sur le décor. Les éléments
de la rue, un arbre à la droite et un poteau à la gauche renforcent
le cadre et l'immobilisme du plan.
Dans cet exemple, l'espace visible dans le champ, soit l' "espace pictural"
, est construit comme un tableau. Mais à l'intérieur du cadre,
il y a mouvement dès que le marcheur intervient. Cependant, Jarmusch
est autant intéressé par l'espace vide qui génère
un immobilisme de la caméra que par le personnage qui permet le mouvement
à l'intérieur du cadre et le déplacement du cadre lui-même.
La deuxième séquence est extraite de "Stranger than Paradise".
Comme dans l'exemple précédent, le marcheur est
suivi latéralement, mais de la droite vers la gauche. A l'inverse de
l'autre exemple, il y a un raccord dans le mouvement. La bande son accompagne
les différents plans et permet la liaison logique entre eux. Les bruits
de pas annoncent l'arrivée d'un personnage et la musique marque, dans
les deux exemples cités, le début du mouvement. La musique génère
le mouvement.
Ce mouvement de caméra, très utilisé chez Jarmusch, permet
d'insister sur la notion de déplacement. Le personnage évolue
dans des lieux déserts, et les longs travellings permettent de découvrir
un espace vide, immense, parfois exagéré par l'utilisation d'un
grand angle. L'utilisation de cet objectif permet de mettre l'accent non plus
sur la profondeur de champ ou la perspective, mais d'insister sur la construction
frontale du plan et de l'image elle-même. Ceci a pour effet de démontrer
que l'action se passe au premier plan, malgré la grande distance qui
sépare l'acteur de la caméra. On retrouve cette frontalité
dans un grand nombre de toiles de Hopper, ou dans les clichés de Wenders
sur les rues américaines. Le générique de début
de "Down by Law" nous présente la Nouvelle-Orléans uniquement
par ses façades originales que balayent de longs travellings. Le spectateur
participe lui aussi à la balade car les mouvements d'appareil latéraux
dévoilent progressivement les lieux, ce qui suscite la curiosité.
Malgré les déplacements nombreux du marcheur, le réalisateur
cherche à démontrer l'inutilité de cette errance en mélangeant
les sens de la marche. Dans une première séquence, le marcheur
se déplace de la gauche vers la droite, puis dans la séquence
suivante de la droite vers la gauche. Cette composition déstabilise le
spectateur, toujours surpris par le sens de lecture différent. Elle nous
prouve aussi que le personnage est complètement perdu et qu'il ne sait
pas où il va. Des rues de New York aux plages de Floride, des bayous
de Louisiane aux avenues de Memphis, les personnages marchent sans direction
précise.
Dans son road movie intitulé "Candy Mountain", R. Frank cherche
à mettre en évidence la relation qui se développe entre
le vagabond et la route. Au fil des jours, le protagoniste ressent le besoin
de marcher. Sa quête, réelle au départ de son voyage, se
transforme en prétexte. La dernière image du film représente
le héros, seul, longeant le bord d'une autoroute. A l'aide d'un travelling
arrière, le corps devient silhouette, et la route s'élargit. Là
encore, il y a ce souci d'inscrire comme chez Jarmusch les différences
d'échelle pour insister sur la fragilité de l'homme. On retrouve
cette même séquence dans la dernière scène de "Permanent
Vacation", lors du départ du jeune Aloysius en bateau. La mer remplace
ici la route, mais le même travelling arrière laisse découvrir
l'étendue des lieux sans cesse grandissante, face à un personnage
qui tend à disparaître.
3.1.2 L'image fixe
Bien que le travelling soit le meilleur moyen de suivre le marcheur,
Jarmusch accorde une grande place à l'image fixe. Le plan fixe permet
d'insister sur le passage de l'individu dans le champ et sur sa disparition
presque immédiate.
Le réalisateur filme l'action en un seul plan-séquence.
Nous avons dans le cadre un lieu vide où rien ne se passe. Le spectateur
est en attente de quelque chose, d'une action, d'un mouvement.
L'image reste fixe, puis, surgit le personnage. Il traverse le champ et sort
du cadre. La caméra ne le suit pas. Le marcheur poursuit sa route hors-champ,
alors que la caméra reste "arrêtée" sur le même
décor. Ceci a pour effet de créer un hors-champ puisque le spectateur
prolonge instinctivement hors de l'écran, dans son esprit, le mouvement
qu'il vient de voir. Cet effet permet dans le même temps d'insister sur
le côté éphémère de l'instant. Ce procédé
fonctionne en trois temps :
-1 Champ vide, ou personnage en début de mouvement dans une extrémité
du cadre.
-2 Apparition du personnage en mouvement devant la caméra (passage dans
le champ puis sortie)
-3 retour au "champ vide"
Jarmusch alterne donc les mouvements de caméra avec les images fixes,
sans pour autant rejeter le mouvement interne au cadre.
3.1.3 Le cadre et la construction de l'image
L'ensemble des décors traduit la volonté d'une
hyper-structuration du cadre. Voici ce que déclare le réalisateur
à propos de "Down by Law" : "A l'intérieur des
séquences, il y a différents points de vue sur l'action, mais
les personnages sont encore très tenus à l'intérieur du
cadre, encore plus que dans Stranger. Par exemple, beaucoup de scènes
ont une grande profondeur de champ. Il n'y a pas un seul plan d'un personnage
sans l'autre au fond du champ. Il n'y a pas non plus de gros plans ni de plans
de coupes, ni de plans subjectifs, sauf si les personnages sont à l'intérieur
du cadre. Il y a donc une espèce d' enfermement dans le cadre, bien qu'on
ait le soulagement d'un autre angle sur eux, et d'une autre perspective sur
la même scène."
A l'image des tableaux de Hopper, Jarmusch se sert de tous les éléments
naturels et artificiels pour construire le cadre. En incluant un nouveau cadre
dans le cadre, il tend ici à détruire le hors-champ. Les rares
moments où l'on peut avoir le sentiment d'une continuité du mouvement
hors du champ apparaissent avec les travellings latéraux ou certains
plans fixes lorsque les déplacements du personnage ne sont pas contrés
par un élément du décor.
De la même façon que Jarmusch alterne travellings et plans fixes,
il joue sur les notions de verticalité et d'horizontalité. Il
associe par exemple à l'architecture urbaine un cadrage vertical, et
réserve les cadrages horizontaux pour les paysages, tout en préservant
ses personnages dans le cadre.
Les mélanges travelling/plan fixe, cadrages verticaux/cadrages horizontaux
permettent de créer, pour reprendre les termes de l'auteur, une certaine
"ligne stylistique", tout en conservant un "style logique".
Son souci de garder le personnage le plus souvent prisonnier du cadre se retrouve
dans toutes ses oeuvres. Comme il l'explique ici, malgré la forte structuration
du cadre, il cherche à éviter l' étouffement de ses protagonistes
en les plaçant à des niveaux différents de profondeur.
L'issue ne se trouve pas sur les côtés du cadre, mais dans la profondeur
de champ.
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